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Interview d'Amédée Mante
par Gaston Derys

      Un philosophe, un homme heureux, un vrai sage, était M Amédée Mante, le père des délicieuses artistes que Curnonsky a baptisées Mantes-les-Jolies, et qui, depuis une quinzaine d'années, vivait retiré dans un agréable village de forêts et d'eau, à Seine-Port, près de Melun, après avoir fait partie de l'orchestre de l'Opéra pendant près d'un demi-siècle, après avoir été mêlé à toutes les manifestations de la vie artistique et élégante, de Louis-Philippe à la fin du XIXe siècle.

      M. Amédée Mante, qui est mort le 11 octobre dernier, des suites d'un accident d'automobile, portait allègrement ses quatre-vingt-huit ans. Pas une infirmité, jamais une maladie, l'œil vif, la démarche juvénile, le cheveu dru, il paraissait largement vingt ans de moins que son âge.

      Cette admirable vieillesse infligeait le plus éloquent des démentis aux hygiénistes moroses qui professent que le meilleur moyen de vivre longtemps est de se priver de toutes les choses qui donnent du charme et du prix à l'existence. Epicurien décidé, M. Mante n'a jamais écarté, d'un geste indigné, la coupe d'Anacréon. Il a savouré toutes les joies terrestres, comme il a travaillé sans relâche. Il a vécu une vie pleine et large, et la vie l'a enivré comme un vin généreux et puissant.

      Il aimait à répéter :"Je ne désire plus rien. Je vis de mes souvenirs, avec la satisfaction d'avoir connu une des plus belles existences qu'un homme puisse connaître."

      Et comme il me contait un jour cette vie d'une trame si riche et si diaprée, l'idée m'est venue que le récit en pourrait intéresser les lecteurs de "Masques et Visages". C'est un bel exemple de volonté, de gai courage et c'est du roman vécu le plus pittoresque.

      "Mon père, me disait-il, était maquignon, à Paris, où je suis né, et habitait faubourg Poissonnière, dans la maison du Pont-de-fer, qui, alors, donnait à la fois sur le boulevard et sur le faubourg.

      "Moi, les chevaux, ça ne me disait rien. Dès ma plus tendre enfance, j'ai été poursuivi par cette idée fixe : devenir musicien. A sept ans, je passais mon temps au boulevard du Crime, au Petit Latzari, aux Funambules de Debureau, chez Mme Sacchi, où l'on pouvait entrer pour quatre sous. Il y avait dans ces établissements un orchestre de trois ou quatre musiciens. Je les regardais avec envie ! Comme j'aurais voulu être à leur place !

      "Tout ce qui était théâtre m'hypnotisait. A huit ans, j'apprends qu'on allait jouer au Gymnase une pièce, la "Salamandre", qui fut représentée devant Louis-Philippe, à Saint-Cloud, et où devaient figurer des petits mousses. Je cours au Gymnase. Je monte sur les planches. Ah! le roi n'était pas mon cousin !

      "Le petit garçon de notre concierge possédait un violon. Il me le prêtait. J'avais vu les musiciens frotter leur archet avec quelque chose de blanc. Je me disais : ça doit être de la chandelle. Et moi de frotter l'archet du petit concierge avec du suif ! Naturellement, ça ne marchait pas du tout. Je me mis à pleurer. Un monsieur qui se rendait chez mon père, où il avait mis son cheval en pension, me demande la cause de mon chagrin. "C'est mon violon qui ne marche pas, lui répondis-je. Et puis, moi, je veux être musicien !"

      "Cette rencontre allait décider de toute ma vie et me permettre de poursuivre la vocation qui s'éveillait en moi. Le passant n'était autre que M Turbri, professeur d'harmonie, musicien qui jouissait alors d'une certaine notoriété. Il m'emmena chez lui, me donna quelques leçons, me fit copier de la musique.

      "Enfin, à douze ans, j'entrais comme timbalier à l'Ambigu-Comique. Ça n'est pas si ridicule que ça ! Massenet, le grand Massenet a été lui aussi timbalier, et j'ai connu Berlioz simple choriste. Il n'avait pas le sous, et, comme il possédait une belle voix, il chantait dans des opérettes sous un nom d'emprunt. Tenez, à propos de Massenet, je me souviens très bien que Gounod nous dit, en nous le présentant à la Société des concerts du Conservatoire : "Voilà un gaillard qui fera son chemin !""J'apprenais le violon tout seul, mais je ne pouvais pas apprendre à soigner les chevaux. Alors, mon père me dit, comme j'attrapais mes seize ans : "Voilà un lit de sangle, une chaise d'écurie et une table. Va-t-en chez toi". Dame, on ne mettait pas les enfants dans du coton comme aujourd'hui !

      "J'avais pour ami intime Werrimst, qui devint professeur de contrebasse au Conservatoire, alors simple élève. Moi aussi, je voulais entrer au Conservatoire, mais comme violon. Mais quand je vis dans la classe de violon des moutards de huit ou neuf ans qui jouaient déjà très bien, je me dis : "Mon petit Mante, tu t'y prends trop tard !" Et je me rabattis sur la contrebasse, qui trouvait moins d'amateurs.

      "Bref, j'apprends avec Werrimst, je suis reçu, j'enlève tous les prix. En 48, une vacance se présente à l'Opéra. Je concours. Je réussis. Et me voilà pour quarante-six ans à l'Opéra ! Petit à petit je montai en grade, et je deviens première contrebasse.

      "L'opéra était alors situé rue Le Peletier. Ah! Monsieur, que de souvenirs ! C'est toute ma vie, l'Opéra !

      "L'existence n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui. Il y avait entre artistes une cordialité, une franchise qui n'existent plus guère. Les artistes se sont embourgeoisés. De mon temps, on ne vivait que pour l'art, on ne posait pas et on savait s'amuser. On était insouciant. On était heureux.

      "Et surtout, on avait le feu sacré, on était emballé ! Tenez, je me souviens qu'un jour nous jouions, à la Société des concerts du Conservatoire, le finale d'un septuor de Rossini. Le maître était dans la salle. L'exécution fut si belle, si parfaite -et, à cette époque-là, les premiers artistes de l'Opéra étaient fiers de venir chanter gratuitement dans les chœurs de la Société des concerts- l'exécution fut si magnifique, qu'une émotion intense s'empara du public et des exécutants... Tout le monde versait des larmes ! Des dames se trouvaient mal... On ne verrait plus ça aujourd'hui...

      "Et chacun était modeste. Un jour, à Saint-Cloud, après un concert, l'impératrice complimentait Girard, notre chef d'orchestre :
- Madame, répondit-il, je ne suis qu'un colonel conduisant des généraux..."

      "J'adorais aller à Saint-Cloud ou aux Tuileries. On nous offrait des soupers somptueux, d'où la gaieté, vous vous en doutez, n'était point bannie. Moi, j'habitais Asnières, sous le Second Empire. Dans la belle saison, je revenais à pied des Tuileries.

      "Asnières, alors, c'était tout à fait la campagne. On canotait furieusement. J'avais la passion des bateaux à voile, passion que partageaient deux autres fervents d'Asnières, mes amis Vayrassat, l'animalier et Thomas Couture qui croquait l'île de Saint-Ouen et que ses "Romains de la Décadence", qui sont maintenant au Louvre, avaient rendu célèbre. Ah! le joyeux temps, les belles parties ! Nous baptisions nos bateaux au champagne !

      "Tenez, voici un trait qui vous montrera combien les mœurs étaient alors plus simples : ma première femme chantait à l'Opéra; eh bien, elle amenait son poupard au théâtre et lui donnait le sein dans sa loge, en attendant son tour.

      "Nous adorions tous deux la musique. C'est la première chose que nos enfants ont apprise. Ils ont été bercés là-dedans. Mes filles sont toutes d'excellentes pianistes.

      "On trouvait déjà difficilement à se loger, quand on avait plusieurs enfants, et c'était mon cas. Par exemple, les loyers étaient bien trois fois moins cher. Rue des Martyrs, j'ai eu un bel appartement pour cinq ou six cents francs.

      "A Paris, j'ai toujours habité Montmartre. Je me souviens qu'une fois j'ai emménagé, rue Norvins, dans un appartement situé au rez-de-chaussée, sans prévenir le concierge que j'avais une petite famille aussi gracieuse que turbulente. Dame, les enfants, ça aime à jouer, et il faut les laisser jouer, pour qu'ils se portent bien. Bref, quand les meubles ont été mis en place, je fais rentrer mes enfants par les fenêtres qui donnaient sur la rue, et quand la pipelette a vu sortir dans la cour de la maison six petits Mante sur lesquels elle ne comptait pas, elle a failli avoir une attaque d'apoplexie !

      "Mais revenons à la musique. J'ai beaucoup connu Meyerbeer. Il avait une manie : jamais un piano n'était accordé à son gré. Un jour, c'était au moment des répétitions du "Prophète", avec Mme Pauline Viardot dans "Fidèle" et avec Roze dans le "Prophète", on devait travailler au grand foyer. Le piano avait été accordé avec le plus grand soin, et Girard, le chef d'orchestre, avait surveillé cette opération. Mayerbeer arrive, ouvre le piano, s'écrie : "C'est intolérable : Quel est l'animal qui a accordé ce piano-là ! Allez me chercher l'accordeur !"

      "J'ai connu Rossini, qui était d'une avarice rare, et Cherubini, qui faisait tout ce qu'il pouvait pour empêcher Berlioz d'arriver. J'ai entendu chanter Gailhard avant de l'avoir comme directeur. Je me souviens d'avoir vu Faure, revenu pour saluer le public dans Méphistophélès, enlevé brusquement en l'air et gigotant, pris dans une corde.

      "Mais j'ai eu une autre passion que le musique : la photographie. Voilà soixante-dix ans que j'en fait. C'est vous dire que je m'y suis mis tout au début, et si la photographie ne m'avait pas tant absorbé, j'aurais fait de la composition musicale. C'est en 1826, l'année de ma naissance, que Niepce parvint à fixer les épreuves de la chambre noire. Puis il s'associa avec Daguerre, qui avait peint du côté de la rue de la Douane, un diarama que j'ai vu brûler.

      "Quand Talbot eut découvert la photo sur papier, je me mis à en faire. J'avais quinze ou seize ans. Je suivais avec une attention ardente toutes les découvertes qui amélioraient les procédés employés.

      "Je devins bientôt professeur. Le métier était bon ! Une leçon de photographie se payait deux cents francs ! Oui, Monsieur, deux cents francs ! C'était un engouement. J'ai eu un élève qui m'a laissé quatorze cents francs de bénéfice net dans une semaine. J'achetais des chevaux, des voitures, des bateaux à voile, je ne savais quoi faire de mon argent !

      "Tenez, j'ai même donné des leçons au fondateur de la maison Lumière.

      "J'ai réalisé des travaux assez intéressants, et à ce sujet, voici ce que dit Niepce dans son "Traité pratique de gravure héliographique", paru en 1856 : "Quelques mois après la première communication que je fis à l'Académie des Sciences, un artiste dont je suis heureux de citer le nom, M Mante, obtint le premier des résultats remarquables. Je veux parler des belles épreuves de gravure héliographique sur acier formant partie de l'ouvrage publié sous le titre d'Iconographie géologique".

      "Je partageais mon temps entre les musées, où je photographiais les œuvres des maîtres, l'Opéra et la Société des Concerts. Je respirais dans une atmosphère d'art. Je vivais en un perpétuel enthousiasme. J'avais des amis charmants. J'étais heureux.

      "Et maintenant, je me nourris de mes souvenirs. Je suis toujours heureux et je me demande s'il y a sur terre un homme plus heureux que moi.


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